Solennité du Sacré Cœur du Christ, Abbaye Saint-Pierre de Champagne, 11 juin 2021
Homélie du Père Abbé Hugues Paulze d’Ivoy
Méditant l’évangile que nous venons d’entendre (cf. Jn 19, 31-37), Saint Augustin, notre Père, qui est un bien commun pour nous tous, chers confrères prêtres, commente ainsi : « L’évangéliste s’est servi d’un mot soigneusement choisi. Il ne dit pas : ‘il frappa’ ou ‘il blessa son côté’, ou quelque chose d’autre, mais ‘il ouvrit son côté’ (aperuit), pour faire comprendre, d’une certaine manière, que la porte de la vie était ouverte à cet endroit d’où ont coulé les sacrements de l’Église, sans lesquels on n’entre pas dans la vie, qui est la vraie vie » (Homélies sur l’évangile de Jean 120, 2). Le côté du Christ, qui donne accès à son Cœur, est la porte de la vraie vie. Les sacrements du Christ et de l’Église nous permettent de réaliser ce passage et d’entrer dans le cœur du Christ où se trouve la vraie vie.
Dans un autre endroit, Augustin précise, à propos de ceux qui sont serviteurs de la Parole de Dieu et de ses sacrements, qui doivent prêcher, transmettre la Parole, qu’ils doivent toujours « être d’abord des hommes de prière avant d’être des hommes de parole, et avant de s’adresser à nos frères », au titre de la mission qu’ils ont reçue, « avoir une âme assoiffée de Dieu, élever vers Lui une âme assoiffée afin de faire jaillir en retour ce dont ils auront été abreuvés, et de répandre ce dont ils auront été comblés » (De Doctrina christiana IV, 15, 32). Comme saint Jean qui avait, au soir du Jeudi Saint, « reposé sur la poitrine, sur le Cœur du Seigneur, qui y a bu en secret afin de prêcher au grand jour » (Homélies sur l’évangile de Jean 36, 1).
Il y a là, me semble-t-il, chers frères prêtres, pour nous, un appel vital. Nous risquons toujours de nous perdre, de perdre nos forces intérieures dans les choses à faire, l’ensemble à organiser, et de ne pas prendre assez de temps et de moyens, pour d’abord nous abreuver à la source du Seigneur, pour être des instruments qui partageront, répandront ce qui les aura eux-mêmes comblés.
Nous le savons bien, ce ne sont pas nos idées, nos plans, nos vues que nous avons à transmettre, c’est ce que nous aurons bu à la source du Seigneur, bu au contact de son Cœur par lequel on entre par ce côté ouvert. Nous avons entendu ces paroles merveilleuses du Seigneur, à travers le prophète Osée, qui veut guider Israël, son fils, pour l’aider, pour lui « venir en secours ». Mais Israël ne le comprend pas si vite. Dieu veut guider son fils, son peuple, avec humanité, par des liens d’amour (« Je le guidais avec humanité, par des liens d’amour » Os 11, 4). Cette réalité de Dieu, qui nous conduit avec humanité par des liens d’amour, se réalise au plus haut point dans l’humanité sainte du Christ, et dans son Cœur humain rempli d’amour divin pénétrant totalement son humanité sainte, et le cœur de son humanité qui est son Cœur humain.
Il me semble, à cette lumière, que nous avons besoin, nous, prêtres, dans les temps compliqués où nous sommes, où il nous est difficile de se donner en même temps à la complexité de l’ensemble, la portion du peuple de Dieu qui nous est confiée, d’une part ; et, d’autre part, dans la proximité avec chaque personne, l’accueil de chaque personne, mais sans perdre de vue que nous ne sommes pas des instruments de nous-mêmes mais d’un autre ; il me semble que nous avons particulièrement besoin de réaliser mieux ceci : Nous avons besoin, nous, prêtres, dans notre propre humanité, de mieux nous laisser conduire avec humanité par des liens d’amour, par le Seigneur, pour nous-mêmes, d’abord pour notre être d’enfant de Dieu, mais aussi pour mieux servir nos frères. Car nous ne pouvons donner à nos frères que ce qui sera passé par notre propre humanité. Le modèle est le Christ. Le sacerdoce qui est le nôtre n’est pas le nôtre mais le sien. L’Alliance que nous servons n’est pas la nôtre, mais la sienne. Le ministère, qui est bien le nôtre, que nous assumons, n’est pas pour nous. Mais c’est dans l’humanité sainte du Christ, touchée, remplie, transformée par l’amour de Dieu, que nous trouvons, non seulement la source de notre ministère, mais le modèle de la façon de l’accomplir. Mieux notre propre humanité de baptisé, consacré, prêtre, se laisse toucher, conduire, par les liens d’amour, par le Seigneur, mieux nous serons à même de servir ce même dessein de Dieu, dans le sacerdoce du Christ, pour nos frères.
Des attitudes, insondables – Paul le dit : ‘l’amour du Christ est insondable’ (Cf. Eph 3, 8) – mais des attitudes du Cœur du Christ, qui est sacerdotal parce qu’il est le lieu de passage, de médiation, de transmission, de contact entre l’amour de Dieu et les hommes, permettez-moi de retenir trois attitudes qui me semblent fondamentales pour nous, prêtres :
- D’abord nous laisser purifier, transformer, conduire afin d’être libres pour d’abord adorer, aimer, louer le Père. Nous sommes des enfants de Dieu, nous, prêtres. Si notre vie n’est pas d’abord une vie d’enfant de Dieu, comment la servirons-nous en d’autres ? Il nous faut aimer le Père gratuitement, entièrement, pour lui-même. Nous le voyons constamment dans l’évangile : le premier souci du Seigneur Jésus est d’être uni à son Père, de transmettre la doctrine du Père, de ne rien faire sans le Père. Quel temps, quels moyens prenons-nous pour que s’épanouisse, vive, grandisse en nous notre vocation filiale au Père ? Elle est le fondement du sacerdoce du Fils bien-aimé.
- Deuxième attitude que je contemple dans le Cœur du Seigneur, en me disant qu’elle est difficile mais que nous avons besoin de l’aborder, de la regarder : nous souvenir que ce Cœur ouvert est d’abord une blessure, une souffrance, une atteinte au corps du Christ. Nous savons, nous, prêtres, avec les fidèles, nous lamenter des difficultés du temps. Pour cela pas de problème ! Mais est-ce que nous savons assez souffrir avec le Christ ? Être blessés avec le Christ ? Nous donner nous-mêmes pour les autres ? Réparer, expier, nous donner, entrer dans le sacrifice pour les autres ? Pour nous-mêmes sans doute, mais pour les autres ? Cette blessure du Cœur du Christ est une vraie blessure. Elle n’est pas un joli mot pour l’évangile. Elle est une vraie souffrance. Mais de cette souffrance, offerte à Dieu, jaillit la vie.
- Troisième attitude que je contemple avec vous dans le Cœur du Seigneur : son Cœur parfaitement consacré par l’Esprit pour adorer le Père, pour s’offrir à Lui pour nous, est un cœur rempli d’amour pour nous, d’amour de miséricorde qui vient à notre secours. Il est l’expression, l’incarnation, de la miséricorde du Père ; dans ce cœur qui bat, qui se laisse toucher. Mais il y a là, pour nous, nous le savons bien, chers frères prêtres, un défi difficile. Il nous est bien demandé, comme le Seigneur, de guider nos frères avec humanité, par des liens d’amour, mais non de manière mondaine, non selon des affections de ce monde ; selon le Cœur du Christ qui est parfaitement accordé au Père. Et en nous, c’est un travail long, difficile, qui prend du temps et que nous devons accepter dans le temps. Il est difficile pour nous. Soit on dit que nous sommes trop proches, soit on dit qu’on est trop lointain des gens. Vous le savez bien frères et sœurs, vous l’éprouvez vous-mêmes. Eh bien ! pour nous c’est difficile ! Que faut-il faire ? Le modèle, en tout cas, c’est sûr, est le Cœur du Christ. Un cœur qui sait se rendre proche sans entrer dans aucune des compromissions de ce monde. Un cœur libre pour aimer selon Dieu. Ni un cœur qui se refuse, ni un cœur qui cherche la fusion parfaite ; un cœur qui se donne dans la vérité de l’amour de Dieu pour chacun et pour tous. Un cœur qui ne choisit pas les uns ou les autres. Un cœur qui fait l’unité parce qu’il se donne pour chacun, et à chacun, selon Dieu. Nous avons grand besoin, nous autres prêtres, de comprendre, d’accepter, et d’aimer être transformés à l’image du Cœur du Christ.
Je suis parti de notre Père saint Augustin, vous me permettrez de finir avec ces quelques paroles du Saint-Père François. Je suis frappé par ces lignes, dans sa réponse hier au cardinal archevêque de Munich, à qui il a refusé sa démission. Et je pense que les paroles adressées au cardinal peuvent s’adresser à chacun de nous. À chacun de nous de les prendre comme un encouragement, une lumière sur la route, et un appel à se laisser travailler par l’amour du Seigneur dans notre humanité à nous autres, prêtres, personnelle, réelle, dans notre histoire à nous.
Voici ce que le Saint-Père écrit au cardinal : « On nous demande une réforme qui ne consiste pas en des mots mais en des comportements qui ont le courage d’affronter la crise, d’assumer la réalité, quelles qu’en soient les conséquences. Et toute réforme commence par soi-même. La réforme dans l’Église a été faite par des hommes et des femmes qui n’ont pas eu peur d’entrer en crise et de se laisser réformer par le Seigneur… C’est la seule voie possible. Sinon, nous ne serions que des idéologues de la réforme, qui ne mettent pas en jeu leur propre chair, comme l’a fait Jésus, qui l’a montré avec sa vie, avec son histoire, avec sa chair sur la Croix » (Lettre au cardinal Marx, archevêque de Münich et Freising, 10 juin 2021).