Homélie pour les voeux temporaires des frères January Slaa Tara et Arthur Babeanu

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« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. » Chers confrères, chers frères et sœurs, chers frères January et Arthur,

Vous avez demandé librement, après les temps de discernement et de préparation nécessaires, « la miséricorde de Dieu et la grâce de le servir plus parfaitement dans notre famille canoniale ». Dans un moment vous exprimerez votre volonté ferme, « afin de suivre le Christ parfaitement, de garder la chasteté à cause du Royaume des cieux, d’embrasser la pauvreté volontaire et d’offrir le don de l’obéissance » et votre acte de profession vous engagera à « tendre de toutes vos forces à la communion parfaite avec Dieu et avec vos frères, soutenu par la grâce. » (Rituel de la profession)

C’est là un grand acte de don de soi en réponse à l’appel souverain de notre unique Maître et Seigneur, le Christ, qui connaît et veut le bien de ses disciples. Vous avez justement conscience que cela n’est possible que par « la miséricorde Dieu », son secours qui vient au-devant de notre faiblesse. Seule la grâce du Seigneur demandée, mendiée, mais aussi reçue, acceptée avec humilité jour après jour comme des pauvres que seule la fidèle patience de Dieu parvient à transformer, nous fait réaliser que toute vocation, comme c’est l’être même de l’Église, est un don gratuit qui vient de lui, le Seigneur, pour nous ouvrir le chemin qui mène jusqu’à lui. Dans cet acte de réponse à l’appel du Seigneur, c’est vers lui, en lui, qu’il faut toujours et de plus en plus rester attiré, ancré, c’est en lui qu’il faut « demeurer », comme lui-même « demeure dans son Père », car c’est à lui-même que vous vouez votre personne.

Comme le chante le psalmiste, « qui regarde vers lui resplendira, sans ombre ni trouble au visage. Un pauvre crie ; le Seigneur entend… Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ! Heureux qui trouve en lui son refuge ! » Mais ce n’est pas un refuge commode, c’est une expérience radicale de la foi, la foi qui nous fait vivre dans la présence transcendante en même temps qu’intime et bienveillante de Dieu, la foi qui veut s’emparer de toute l’existence humaine, c’est elle qui guide le chemin de la vie religieuse, lui donne son sens et son prix.

Vous vous engagez ainsi à renoncer à toute ambition humaine, même légitime, pour vous donner exclusivement à Dieu et faire de lui-même l’unique but votre existence quotidienne. Ce renoncement est un sacrifice réel qui ne peut se réaliser que pour un bien plus grand reçu dans la foi et l’amour, que saint Augustin exprime ainsi : « Le vrai sacrifice est toute œuvre accomplie pour nous unir à Dieu dans une sainte communion, c’est-à-dire toute œuvre qui se rapporte à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux… Le sacrifice en effet, bien qu’offert par l’homme, est chose divine… Aussi l’homme même consacré par son nom et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu’il meurt au monde pour vivre à Dieu. » (De civitate Dei X, 6)

Par ses paroles sublimes que l’évangile selon saint Jean nous révèle, Jésus dévoile aux siens les secrets de son Cœur. Puissent nos cœurs entendre cet appel et recevoir ce commandement toujours actuel, unique et nouveau : « Demeurez dans mon amour », faites-le vôtre, faites-en tout de votre vie ; « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », donnez votre vie dans l’amour avec moi ! Le Seigneur nous offre de communier, par notre amour mutuel reçu de lui, à l’amour éternel qui l’unit parfaitement à son Père et le conduit jusqu’à donner sa propre vie pour nous, car cet amour ne connaît pas de limite.

Amour qui sauve du péché et de la mort afin de nous introduire dans la vie divine pour laquelle nous sommes faits, amour qui fait demeurer ceux qui s’aiment l’un en l’autre, amour qui libère le cœur pour lui donner repos et joie, amour qui brûle de se répandre, de se communiquer à tous les hommes. En vouant à Dieu votre personne et votre vie par les vœux, vous voulez faire de cet unique commandement votre règle de vie concrète et le souci constant de votre cœur.

Saint Jean-Paul II nous introduisait ainsi dans la profondeur de la vie consacrée : « Du plus profond de la Rédemption parvient à l’homme l’appel du Christ, et c’est de cette profondeur qu’il rejoint son âme ; en vertu de la grâce de la Rédemption, cet appel salvifique prend dans le cœur de l’appelé la forme concrète de la profession des conseils évangéliques. C’est sous cette forme que vous répondez à l’appel de l’amour rédempteur, et cette réponse est également une réponse d’amour : amour de donation, qui est l’âme de la consécration, entendons de la consécration de la personne. » (Jean-Paul II, Redemptionis donum, 8)

Le Seigneur Jésus n’est pas seulement celui qui vous appelle, il est aussi celui qui rend possible ce chemin en vous donnant part à sa propre consécration, se faisant lui-même le chemin de votre vie. C’est précisément par la profession des vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance que cela nous est permis, car par elle nous faisons le choix de nous laisser conduire entièrement par le Seigneur, en toutes les dimensions de notre personne et de notre existence, à être libres pour la présence et l’action de Dieu en nous. Ce don gratuit nous permet de manifester au monde la puissance de son amour capable de commencer de nous introduire dès maintenant dans la joie du Royaume. Il nous rend participants non seulement de la vie concrète du Seigneur Jésus sur terre, entièrement et librement consacré à son Père dans son obéissance d’amour filial, mais aussi à son œuvre d’amour, son œuvre sacerdotale à laquelle il veut faire participer son Église, nous faisant connaître, expérimenter, aimer et servir le dessein d’amour du Père de rassembler ses enfants dans l’unité de sa communion.

Précisément, ce sont là deux directions fortes qui marquent notre charisme canonial, notre façon de mettre en œuvre la consécration religieuse au sein de notre famille victorine où le Seigneur vous a appelés à le suivre avec nous.

D’une part cette orientation sacerdotale de l’amour du Verbe incarné pour les hommes, qui lui fait donner sa vie pour qu’ils aient la vie à leur tour en plénitude. « Je ne vous appelle plus serviteurs ; je vous appelle mes amis » : l’amitié à laquelle le Christ convie ses Apôtres les entraîne à prendre part à l’offrande de sa vie pour les hommes, selon le dessein du Père. Comme le disent nos Constitutions, « adhésion au dessein d’amour du Père qui veut élever tout homme à lui, la sainteté fait revivre le mystère du Christ qui donne sa vie pour ses frères : être saint, c’est participer à l’œuvre sacerdotale du Christ, c’est vouloir et provoquer la sainteté en nos frères. » (Constitutions CRSV, 14) Certainement chers frères, on vous a demandé et on vous demandera encore pourquoi vous avez quitté le monde pour vous donner au Seigneur. Il y a tant de façons utiles, légitimes, saintes, de se donner au Seigneur, de le servir dans le monde et elles sont nécessaires. Pourquoi donc quitter cela ? Se donner intégralement au Seigneur par la vie consacrée n’est pas renoncer à servir ses frères dans le monde, mais entrer plus pleinement dans l’acte même qui les sauve, le sacrifice du Christ.

Et d’autre part, pour cela, pénétrer plus intimement dans le mystère de l’Église, Épouse et Corps du Seigneur Jésus, tout entière tournée vers son Époux pour l’adorer, magnifier sa beauté, répondre à son amour et tout entière associée à son œuvre sacerdotale d’intercession, d’offrande, de médiation. Mais elle l’est en tant qu’ayant conscience de recevoir de son Seigneur une mission qu’elle ne revendique pas, qui la dépasse, qu’elle ne peut s’approprier, mais au contraire qui appelle d’elle, en chacun de ses membres, comme le recommande saint Paul aux Philippiens, humilité, modestie, tendresse, compassion, esprit de service des autres et non de recherche de soi, en tant donc que l’Église doit d’abord s’identifier au Christ humble, chaste, pauvre et obéissant, entièrement libre de tout calcul humain parce qu’entièrement disponible au bon vouloir du Père. Les vœux de religion prennent toute leur signification dans cette configuration de l’Église au Christ, qui n’est pas seulement le modèle, mais la source, le principe même de sa sainteté et de son unité.

Notre vie canoniale cherche à vivre intensément du mystère de l’Église. « Issue de la fécondité trinitaire et à son image, disent nos Constitutions, l’Église est missionnaire », elle « est envoyée au monde par Dieu pour lui révéler et lui communiquer son propre mystère d’unité dans la charité : constituée en une communion d’amour, elle est en quelque sorte le sacrement de l’amour trinitaire. » (Constitutions CRSV, 12 et 13)

Chers frères, c’est cet idéal de conversion permanente à la communion de charité que notre Père saint Augustin nous propose dès le commencement de la Règle : « Avant tout, frères très chers, que Dieu soit aimé, ensuite le prochain, puisque ce sont là les préceptes qui nous ont été donnés en premier lieu… La première chose pour laquelle vous êtes rassemblés en un, c’est pour vivre unanimes à la maison et pour avoir une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. » (Règle I).

C’est l’œuvre de l’Esprit Saint en nous, lui qui est l’amour du Père et du Fils répandu à l’intérieur de nos cœurs, que de nous ouvrir au mystère de Dieu et de nous modeler à l’image du Christ. L’Esprit est lui-même en personne la beauté vivifiante de Dieu qui est Amour, et le Don de cette beauté en nous.

Chers frères January et Arthur, puisse l’Esprit Saint vous maintenir toujours orientés vers la splendeur de Dieu, saisis dans l’attraction de sa lumineuse beauté, fascinés par la « beauté spirituelle » que saint Augustin nous fixe comme objet de notre désir et de notre choix (Cf. Règle, VIII). Seule cette beauté de l’amour, beauté du don, beauté de la communion, objet et forme de notre conversion, est source de joie, d’unité et de fécondité.

Avec vous, pour vous, pour notre famille religieuse et pour toute l’Église, prions l’Esprit comme nous allons le chanter :

« Viens, Esprit Créateur, visite l’âme de tes fidèles, emplis de la grâce d’en-haut les cœurs que tu as créés. Toi qu’on appelle Conseiller, Don du Dieu Très-Haut, source vive, feu, charité, onction spirituelle. Embrase-nous de ta lumière, répands ton amour en nos cœurs. » (Hymne Veni Creator) Amen.