Homélie du Jeudi Saint

Homélie du Père Abbé Hugues Paulze d’Ivoy pour la messe du Jeudi Saint au soir

Abbaye Saint-Pierre de Champagne, 9 avril 2020

 

Chers confrères,

La célébration de cette messe du soir en mémoire de la Cène du Seigneur est d’une importance décisive, qui engage notre conversion quotidienne et notre fécondité spirituelle.

Le dernier repas pascal du Seigneur avec ses Apôtres est un repas de louange et d’action de grâces envers Dieu qui ne cesse de conduire son Peuple, un repas familial de fête, mais aussi le repas suprême tendu vers le drame de la trahison et de la condamnation de Jésus. C’est dans ce climat unique, qu’à ceux dont il fait ses amis pour qui il donne sa vie mais aussi qu’il veut associer à son offrande, le Seigneur livre les secrets de son cœur, son testament, son commandement nouveau de l’amour fraternel.

 

Nous sommes appelés à contempler le mystère avec toute notre foi. Nous sommes appelés à le célébrer, à y prendre part, avec toute notre vie. Et nous sommes appelés à nous laisser transformer par le mystère, afin qu’il renouvelle notre vie de baptisés, de consacrés au Seigneur, et notre service sacerdotal.

 

Car en effet l’Eucharistie, que le Seigneur institue ce soir, ainsi que le sacerdoce ministériel à son service, d’une part signifie et réalise l’ensemble du Mystère pascal dont nous ne cessons de vivre dans son actualisation sacramentelle ; mais aussi d’autre part ce mystère est la source de l’être même de l’Église, de sa nature de mystère de communion missionnaire, tel que le Seigneur Jésus le dévoile dans sa grande prière sacerdotale, qui est comme le contenu de son offrande dans le sacrifice de la Croix :

« Et maintenant que je viens à toi, Père, je parle ainsi, dans le monde, pour qu’ils aient en eux ma joie, et qu’ils en soient comblés…. Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. Et pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité… Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Jn 17, 13.17-19.21)

 

Aussi l’Église reçoit ce soir l’Eucharistie comme sa forme de vie, son climat propre et unique que l’on peut rassembler ainsi : le Seigneur se donne lui-même à nous comme nourriture pour nous attirer dans son offrande d’amour, afin que nous soyons en lui unis au Père dans l’Esprit Saint, unité dans l’amour plus forte que la mort, unité dans l’amour qui inaugure en nous la vie éternelle, unité dans l’amour qui est l’unique témoignage de notre foi de disciples du Christ.

Ce cœur de la vie chrétienne eucharistique est bien exactement le cœur de notre vie canoniale, le propre de notre charisme : incarner le mystère de la charité fraternelle, dont la source et la fin sont l’amour trinitaire, et qui rayonne et surabonde à travers le service de la mission.

 

L’Église, Mère et maîtresse de foi et de sainteté dans sa liturgie, nous donne ce soir à entendre l’évangile de Jean, qui, pour nous parler du sens de l’Eucharistie et du sacerdoce apostolique, nous donne ce signe étonnant du lavement des pieds.

 

Recevons cet évangile à l’aide de la magnifique lectio divina d’Augustin dans ses homélies sur l’évangile de Jean (Tractatus LV in Iohannis evangelium), car c’est un enseignement spirituel qui n’a pas pris une ride, qui est d’une parfaite actualité. On peut le résumer en trois aspects : le passage, l’humilité, la purification pour le service.

 

Augustin s’interroge d’abord sur le sens du mot Pâque, passage : de quel passage s’agit-il ? Augustin lie cette question à celle de la fin : « il les aima jusqu’à la fin ». « Nous passons de fait, dit Augustin, à Dieu qui demeure pour ne point passer avec le monde qui passe… Voici le passage : de ce monde au Père ». Mais cela se réalise par notre passage au Christ, qui, dans son amour infini, est lui-même la fin de la Loi et la Tête de ses membres : « Il est notre fin, c’est vers lui que nous passons : Ipse est finis noster, in illum est transitus noster. » Quelle merveilleuse leçon : la personne du Christ est elle-même le but de notre passage, c’est en lui que nous devons passer, c’est en lui que nous devons trouver notre vie, dans la perfection de son amour qui achève tout. Voilà le fuit du Mystère pascal et le but de notre conversion : que notre être, notre vie passent à l’être, à la vie du Christ, lui qui est notre Pâque !

 

Le deuxième aspect est totalement conforme à toute la pensée d’Augustin, pour qui l’Incarnation du Verbe est le remède d’humilité à notre mal le plus profond, l’orgueil source de tout refus de Dieu. Cette humilité salutaire trouve son comble dans la passion du Seigneur et son signe dans le lavement des pieds. Augustin nous présente ainsi l’exemple suprême de l’humilité du Christ : « Si grande est l’utilité de l’humilité humaine que la majesté divine l’a recommandé par son exemple, car l’homme orgueilleux périrait à jamais si le Dieu humble ne le trouvait pas… L’homme s’était perdu en suivant l’orgueil du séducteur ; maintenant qu’il est retrouvé, qu’il suive donc l’humilité du Rédempteur. » Quelle profondeur ! Augustin nous invite non seulement à nous convertir radicalement à l’humilité par laquelle nous nous laissons façonner de nouveau par Dieu à l’image et ressemblance de sa beauté, mais aussi, nous avons bien entendu ce que dit Augustin, à nous laisser trouver par le Dieu humble, qui s’est mis à notre recherche : laisser tomber toutes nos prétentions et accepter de nous laisser trouver, rencontrer, toucher par la miséricorde infinie du Christ pour nous, et emprunter son chemin d’humilité pour y trouver la vie dans la vérité de son amour.

 

Enfin, Augustin veut encore méditer la profonde purification que le Christ apporte à ses Apôtres par le lavement des pieds de ceux qui précisément auront à reprendre la route et se salir les pieds pour l’annoncer au monde. C’est là, en plus de la perfection de l’amour dans le Christ et du chemin de l’humilité, une très grande leçon pour le sacerdoce ministériel, donné en propre aux Apôtres et à leurs successeurs. « Toute la passion du Christ, dit Augustin, est notre purification : tota eius passio nostra purgatio est ». Purification nécessaire pour que nos cœurs n’aiment que le Seigneur et ne cherchent pas d’autre satisfaction, d’autre joie, d’autre repos, d’autre ambition que lui-même. Mais, poursuit Augustin, « chaque jour celui qui intercède pour nous nous lave les pieds et chaque jour nous confessons que nous avons besoin de laver nos pieds, c’est-à-dire de redresser le chemin de notre marche spirituelle » (Tractatus LVI in Ioh. evang.). Et l’Église, en ceux qui, remplis de la ferveur de la charité, prêchent, exhortent, consolent, doit reprendre la route pour rejoindre le Christ sans trop se soucier de se salir les pieds. Écoutons Augustin : « Comment l’Église peut-elle craindre de se salir les pieds alors qu’elle est en marche vers le Christ et qu’elle les avait lavés par le baptême du Christ ?… Elle dit cela en ceux qui prêchent le Christ et qui lui ouvrent la porte pour qu’il habite par la foi dans les cœurs des hommes » (Tractatus LVII in Ioh. evang.).

Magnifique vision du service pastoral : il ne suffit pas de désirer être purifiés nous-mêmes dans l’amour du Christ et nous reposer en lui. Tant que nous sommes ici-bas, tant que la Cité de Dieu, la communion des saints est en gestation, il nous faut partir avec nos pieds sur les routes et être purifiés chaque jour dans le désir ardent d’ouvrir la porte du cœur des hommes pour le Christ !

 

Chers confrères, il nous faut franchir une dernière marche pour recevoir et incarner la dimension eschatologique du repas pascal, celle du germe de vie éternelle qu’elle nous offre dès maintenant et qui achève de nous convertir en signes et instruments vivants du Royaume qui vient. Dans un sermon aux néophytes après Pâques, saint Augustin fait dire au Christ Seigneur : « Voyez où je vous invite : au pays des anges, à l’amitié du Père et du Saint Esprit, à un repas éternel, à ma fraternité, finalement c’est à moi-même, à ma vie que je vous invite. » (Sermo 231)

 

Voilà donc notre vie telle qu’elle jaillit du sacrifice de la Croix rendu présent dans le repas pascal : la communion fraternelle dans l’amour du Christ vainqueur de la mort est non seulement la source et la forme de notre vie dès à présent, mais elle commande aussi l’esprit et le contenu de la mission sacerdotale comme service d’amour, « amoris officium » (Tract. CXXIII in Ioh. evang.), du témoignage de foi que nous avons à rendre, et enfin elle nous donne l’avant-goût et la faim de la nourriture qui nous unira à jamais dans la vie éternelle.